Extrait des Mémoires de Ch. de Gaulle

Aller au contenu

Extrait des Mémoires de Ch. de Gaulle

L'Histoire
Charles De Gaulle -  Mémoires de guerre

tome 1 – L’appel :  1940 - 1942


Le 7 décembre, M. Churchill m’écrivait une lettre chaleureuse pour me dire « qu’il venait d’apprendre combien le général Auchinleck était anxieux d’engager une brigade française libre dans les opérations de Cyrénaïque »- « Je sais, ajoutait le Premier ministre, que cette intention s’accorde avec votre désir. Je sais aussi à quel point vos hommes ont hâte d’en venir aux mains avec les Allemands. »  
                              
Je répondis à M. Churchill que j’approuvais le projet et que je donnais au général Catroux les ordres nécessaires. De fait, les Anglais, indépendamment du désagrément que pouvait leur causer le transfert éventuel des forces françaises en Russie, commençaient à mesurer l’avantage militaire que comportait notre concours à la bataille de Cyrénaïque. Ils constataient, en effet, que l’adversaire n’y cédait le terrain que pas à pas, que leurs propres troupes subissaient de lourdes  pertes, qu’il leur fallait réorganiser sur place un commandement mal adapté aux opérations mécaniques. Renonçant à pousser l’offensive en Tripolitaine, ils s’attendaient, maintenant, à ce que Rommel reprît bientôt l’initiative. Cette perspective leur faisait souhaiter que nous leur prêtions la main.

Au Caire, Catroux régla donc avec Auchinleck l’acheminement vers la Libye de la 1ère Division légère et Koenig, chargé de négocier les détails, obtint de nos alliés un utile complément en fait d’engins antichars, de pièces antiaériennes et de moyens de transport. En janvier, cette division eut quelques engagements brillants avec des éléments de Rommel cernés à Sollum et à Bardia et qui se rendirent bientôt. En voyant les cortèges de prisonniers allemands qu’elles avaient aidé à prendre, nos troupes étaient comme secouées d’une commotion électrique. C’est très allégrement qu’elles prirent la direction de l’Ouest.

Dans le courant de février, comme les Anglais installaient leurs forces principales au cœur de la Cyrénaïque sur la position dite « de Gazala » formée de plusieurs zones de résistance, les nôtres se virent attribuer celle de Bir-Hakeim qui était le plus au sud. Tout en s’y organisant, ils entamèrent une lutte active d’escarmouches et de patrouilles dans le no man’s land profond qui les séparait du gros de l’ennemi.

Mais si la 1ère Division légère se voyait ainsi donner sa chance, rien n’était fait pour la 2ème  qui se morfondait au Levant. Or, j’entendais qu’elle aussi prît part. Justement, M. Bogomolov était venu me dire, le 10 décembre, que mon projet d’envoyer des troupes françaises en Russie recueillait l’accord chaleureux de son gouvernement et que celui-ci était disposé à fournir sur place à nos forces tout le matériel nécessaire. J’envisageai donc d’expédier vers l’Est, non seulement le groupe d’aviation «Normandie», mais aussi la 2ème Division légère. Celle-ci, partant de Syrie et passant par Bagdad, traverserait la Perse en camions, puis, à partir de Tabriz, serait transportée par chemin de fer jusqu’au Caucase. C’était la voie suivie, depuis les ports iraniens, par les convois de matériel que les alliés envoyaient en Russie. Le 29 décembre, j’écrivis au général Ismay pour l’avertir de mes intentions et donnai au général Catroux les instructions voulues. La 2ème Division partirait le 15 mars pour le Caucase si, auparavant, elle n’était pas admise en Libye.

Le commandement britannique opposa au projet de transfert de cette unité en Russie toutes les objections possibles. Mais, à Moscou, les Soviets en firent, au contraire, grand cas. Molotov parlant à Garreau, le général Panfilov à Petit, nous pressaient d’y donner suite, M. Eden, mis au courant, entra en ligne de son côté et m’écrivit pour appuyer le point de vue des militaires anglais. Je ne pouvais que m’en tenir au mien et c’est à celui-ci que voulut bien se ranger, à la fin de février, le commandement allié. Ismay me le fit savoir. Auchinleck demanda à Catroux de mettre à sa disposition la 2ème Division légère. Celle-ci, quittant la Syrie, arriva en Libye dans les derniers jours de mars. Larminat avait, désormais, son groupement à pied d’œuvre: Koenig en ligne à Bir-Hakeim avec la 1ère Division ; Cazaud en réserve avec la 2ème. Le régiment blindé, commandé par le colonel Rémy, recevait à l’arrière du matériel neuf. Une compagnie de parachutistes, que j’avais fait venir d’Angleterre, s’entraînait maintenant à Ismaïlia, prête à exécuter les coups de main qui lui seraient demandés. Au total, 12 000 combattants, soit environ le cinquième de l’effectif que les alliés faisaient opérer à la fois. Le groupe de chasse « Alsace » et le groupe de bombardement « Lorraine » combattaient depuis octobre dans le ciel de Cyrénaïque. Plusieurs de nos avisos et de nos chalutiers aidaient, le long de la côte, à l’escorte des convois. Ainsi, une importante force française se trouvait réunie à temps sur le théâtre principal. Dans sa justice, le Dieu des batailles allait offrir aux soldats de la France Libre un grand combat et une grande gloire.           Le 27 mai, Rommel prend l’offensive. Bir-Hakeim est attaqué.                 

Dans les entreprises où l’on risque tout, un moment arrive, d’ordinaire, où celui qui mène la partie sent que le destin se fixe. Par un étrange concours, les mille épreuves où il se débat semblent s’épanouir soudain en un épisode décisif. Que celui-ci soit heureux et la fortune va se livrer. Mais, qu’il tourne à la confusion du chef, voilà toute l’affaire perdue. Tandis qu’autour du polygone de 16 kilomètres carrés tenu par Koenig et ses hommes se joue le drame de Bir-Hakeim, moi-même à Londres, lisant les télégrammes, entendant les commentaires, voyant dans les regards tantôt l’ombre et tantôt la lumière, je mesure quelles conséquences dépendent de ce qui se passe là-bas. Si ces 5 500 combattants, portant chacun sa peine et son espoir, volontairement venus de France, d’Afrique, du Levant, du Pacifique, rassemblés là où ils le sont à travers tant de difficultés, subissent un sombre revers, notre cause sera bien compromise. Au contraire, si en ce moment, sur ce terrain, ils réussissent quelque éclatant fat d’armes, alors l’avenir est à nous.

Les premiers engagements ne laissent rien à désirer. J’apprends que, le 27 mai, tandis que le corps principal de l’ennemi passait au sud de Bir-Hakeim pour tourner la position alliée, la division mécanique italienne « Ariete » a lancé sur les Français une centaine de ses chars et en a perdu 40 dont les épaves restent sur le glacis. Le 28 et le 29, nos détachements, rayonnant dans toutes les directions, détruisent encore une quinzaine d’engins et font 200 prisonniers. Le 30, le général Rommel, qui n’a pu, du premier coup, régler leur compte aux formations mécaniques anglaises, prend le parti de se retirer pour monter une nouvelle manœuvre. Deux jours après une colonne française, commandée par le lieutenant-colonel Broche, se porte sur Rotonda Signali, à 50 kilomètres à l’Ouest, et s’empare  de cette position. Le 1er juin, Larminat inspecte nos troupes sur place. Son compte rendu est plein d’optimisme. Dans le monde, une ambiance se crée. Certains pressentent, en effet, que cette affaire pourrait bien dépasser le cadre de la tactique militaire. Avec réserve les propos, à mots couverts les radios, non sans prudence les journaux, commencent à faire l’éloge des troupes françaises et de leurs chefs.

Le lendemain, Rommel saisit l’initiative. Cette fois, il pousse droit au centre  de la position du général Richtie, chargé par Auchinleck de commander le front de combat. Les Allemands enlèvent à Got-el-Skarab une brigade britannique, traversent en ce point le grand champ de mines dont les alliés se couvrent de Gazala à Bir-Hakeim et, pour élargir la brèche, dirigent contre nos troupes une division de l’Afrika-Korps. Pour la première fois depuis juin 1940, le contact est largement pris entre Français et Allemands. Ce n’est d’abord que par escarmouches où nous faisons 150 prisonniers. Mais, très vite, le front s’établit en vue d’une bataille. Aux deux parlementaires ennemis qui demandent qu’on veuille bien se rendre Koenig fait dire qu’il n’est pas venu pour cela.

Cependant, les jours suivants voient l’adversaire resserrer son étreinte. Des batteries de lourds calibres, y compris le 155 et le 220, ouvrent sur les nôtres un feu qui va s’intensifiant. Trois, quatre, cinq fois, chaque jour, les Stukas et les Junkers les bombardent par escadres d’une centaine d’appareils. Les ravitaillements n’arrivent plus que par faibles quantités. A Bir-Hakeim, on voit baisser le stock de munitions, diminuer les rations de vivre, réduire les distributions d’eau. Sous le soleil brûlant, au milieu des tourbillons de sable, les défenseurs sont en perpétuelle alerte, vivent avec leurs blessés, enterrent leurs morts auprès d’eux. Le 3 juin, le général Rommel leur adresse la sommation, écrite de sa main, d’avoir à déposer les armes, « sous peine d’être anéantis comme les brigades anglaises de Got-el-Skarab . » Le 5 juin, un de ses officiers vient renouveler cette mise en demeure. C’est notre artillerie qui répond. Mais, en même temps, dans de nombreux pays, l’attentionné public s’éveille. Les Français de Bir-Hakeim intéressent de plus en plus les gazettes parlées ou imprimées. L’opinion s’apprête à juger. Il s’agit de savoir si la gloire peut encore aimer nos soldats.

Le 7 juin, l’investissement de Bir-Hakeim est complet. La 90ème Division allemande et la division italienne « Trieste », appuyées par une vingtaine de batteries et par des centaines de chars sont prêtes à donner l’assaut. « Tenez six jours de plus ! » avait prescrit à Koenig le commandement allié au soir du 1er juin. Les six jours ont passé. « Tenez encore quarante-huit heures ! » demande le général Richtie. Il faut dire que les pertes et les troubles causés à la VIIIe Armée par les coups de boutoir de l’ennemi sont tels que toute opération de relève ou de secours est désormais impossible. Quant à Rommel, pressé de courir vers l’Egypte en profitant du désarroi qu’il discerne chez les Britanniques, il s’impatiente de cette résistance qui se prolonge sur ses arrières et gêne ses communications. Bir-Hakeim est devenu son souci dominant et son objectif principal. A maintes reprises, déjà, il est venu sur le terrain. Il y viendra encore pour presser les assaillants.

Le 8, se déclenchent de puissantes attaques. Plusieurs fois, l’infanterie ennemie, à grands renforts d’artillerie et de chars, tente, bravement mais en vain, d’enlever tel ou tel secteur de nos lignes. La journée est très dure pour les nôtres. La nuit aussi que l’on passe à remettre en état les positions bouleversées. Le 9, les assauts reprennent. L’artillerie ennemie s’est encore renforcée en calibres lourds que ne peuvent contre battre les canons de 75  du colonel Laurent-Champrosay. Nos hommes ne reçoivent plus qu’à peine deux litres d’eau par vingt-quatre heures, ce qui, sous un pareil climat, est cruellement insuffisant. Il faut, pourtant, tenir encore, car dans le désordre qui, de proche en proche, gagne les éléments divers de l’armée britannique, la résistance de Koenig revêt maintenant une importance capitale. « Défense héroïque des français ! » - « Magnifique fait d’armes ! » - «  Les Allemands battus devant Bir-Hakeim ! » annoncent avec éclat, à Londres, à New-York, à Montréal, au Caire, à Rio, à Buenos-Aires, toutes les trompettes de l’information. Nous approchons du fait que nous avons visé en assurant aux troupes françaises libres, - si réduit que soit leur effectif, - un grand rôle dans une grande occasion. Pour le monde tout entier, le canon de Bir-Hakeim annonce le début du redressement de la France.

Mais ce qui, désormais, me hante c’est le salut des défenseurs. Je sais qu’ils ne pourront plus longtemps briser des attaques appuyées de moyens écrasants. Sans doute, suis-je certain qu’en tout cas la division ne se rendra pas, que l’adversaire sera privé de la satisfaction de voir défiler devant Rommel une longue colonne de prisonniers français et que, si nos troupes restent sur place, il lui faudra, pour en venir à bout, abattre les groupes l’un après l’autre. Mais il s’agit de les récupérer, non point de se résigner à leur glorieuse extermination. J’ai grand besoin, pour la suite, de ces centaines d’excellents officiers et sous-officiers, de ces milliers de très bons soldats. Leur exploit étant acquis, ils doivent, maintenant, en accomplir un autre, se frayer la route à travers les assaillants et les champs de mines, rejoindre le reste des forces alliées.

Bien que je garde d’intervenir directement dans la conduite de la bataille, je ne laisse pas de faire savoir, de la manière la plus pressante, à l’Etat-major impérial britannique, le 8 et le 9 juin, combien il est important que Koenig reçoive, avant qu’il soit trop tard, l’ordre de tenter la sortie. Je le répète, le 10 juin, à M. Churchill avec qui je traite la question de Madagascar. De toutes façons,  le dénouement approche et je le télégraphie au commandant de la 1ère Division légère : «  Général Koenig, sachez et dites à vos troupes que toute la France vous regarde et que vous êtes son orgueil ! » Or, à la fin du même jour, le général  Sir Alan Brooke, chef d’état-major impérial, m’annonce que, depuis l’aurore,  l’ennemi ne cesse de s’acharner sur Bir-Hakeim, mais que Richtie a prescrit à Koenig de gagner une position nouvelle s’il en trouve la possibilité. L’opération est prévue pour la nuit.

Le lendemain matin, 11 juin, les commentaires de la radio et de la presse sont dithyrambiques et funèbres. Faute de savoir que les Français essaient de se dégager, tout le monde, évidemment, s’attend à ce que leur résistance soit submergée  d’un moment à l’autre. Mais voici que, dans la soirée, Brooke m’envoie dire : « Le général Koenig et une grande partie de ses troupes sont parvenus à El Gobi hors de l’atteinte de l’ennemi. »

Je remercie le messager, le congédie, ferme la porte. Je suis seul. Oh ! cœur battant d’émotion, sanglots d’orgueil, larmes de joie !

Des 5 500 hommes, environ, que la 1ère Division légère comptait avant Bir-Hakeim, Koenig, après quatorze jours de combat, en ramenait presque 4 000 valides. Un certain nombre de blessés avaient pu être transportés vers l’arrière en même temps que les unités. Nos troupes laissaient  sur le terrain 1 109 officiers et soldats, morts, blessés ou disparus. Parmi les tués, trois officiers supérieurs : le lieutenant-colonel Broche, les commandants Savey et Bricogne. Parmi les blessés restés sur le carreau : les commandants Puchois et Babonneau. Du matériel, soigneusement détruit au préalable, avait du être abandonné. Mais nous avions infligé à l’ennemi des pertes trois fois supérieures à celles que nous avions subies.

La 1ère  Division légère qui a évacué Bir-Hakeim peut pavoiser. Elle a tenu tête à Rommel.

Le 12 juin, les Allemands annonçaient que, la veille, ils avaient « pris d’assaut » Bir-Hakeim. Puis, la radio de Berlin publiait un communiqué déclarant : « Les Français blancs et couleur, faits prisonniers à Bir-Hakeim, n’appartenant pas à une armée régulière, subiront les lois de la guerre et seront exécutés. » Une heure après, je faisais lancer dans toutes les langues la note suivante par les ondes de la B.B.C. : « Si l’armée allemande se déshonorait au point de tuer des soldats français faits prisonniers en combattant pour leur patrie, le général De Gaulle fait connaître qu’à  son profond regret il se verrait obligé d’infliger le même sort aux prisonniers allemands tombés aux mains de ses troupes. » La journée n’était pas finie que la radio de Berlin proclamait : « A propos des militaires français qui viennent d’être pris au cours des combats de Bir-Hakeim, aucun malentendu n’est possible. Les soldats du général De Gaulle seront traités comme des soldats. » Ils le furent effectivement.  

…L’ensemble des événements faisait ressortir l’importance de notre action. Le  général Auchinleck le reconnut noblement. Le 12 juin, il publia en l’honneur de la 1ère Division légère, un magnifique communiqué : «  Les Nations Unies, déclarait-il, se doivent d’être remplies d’admiration et de reconnaissance, à l’égard de ces troupes françaises et de leur vaillant général. »

A Londres, six jours plus tard, 10 000 Français, militaires et civils, se réunissaient pour célébrer le deuxième anniversaire de l’appel du 18 juin…. La Marseillaise et la Marche lorraine retentissent ; ….Ce jour là, en même temps que l’espoir, je sens planer l’allégresse…. Je constate, qu’en dépit de tout, la France combattante émerge de l’océan.
A ce jour, 143 militaires français sont morts pour la France en Afghanistan, en Somalie, au Mali ,au Levant et en Centrafrique
Retourner au contenu