Tant que dure le jour

Aller au contenu

Tant que dure le jour

L'Histoire
Le pire,c'était les Stukas.  Je les entendais à des kilomètres de distance, pareils à un gros essaim d'abeilles qui se dirigeait droit sur nous dans le ciel sans fin du désert. Tondis que le bourdonnement se rapprochait, mon coeur battait la chamade.... »

Originaire de Grande-Bretagne, Susan Travers a connu une destinée sans équivalent : une enfance dorée, la grande vie entre châteaux et hôtels chics d'Europe, avant d'être la première femme à s'engager dans la Légion étrangère.  Le siège de Bir-Hakeim reste son fait d'armes le plus marquant ; pendant deux semaines, avec 2 000 soldats, elle résiste à l'offensive de Rommel et au feu de l'ennemi.
Mais au-delà de son ralliement à la cause des Français libres en 1940, sa grande aventure fut son amour passionné pour le général Koenig. « Là où vous irez, j'irai aussi », lui avait-elle dit.  Et rien, pour elle, n'eut autant le goût de la victoire.



Quelques extraits, notamment
le récit de la sortie de Bir Hakeim dans la nuit du 10 au 11 juin 1942

…..
Par cette nuit sans lune, il faisait un froid terrible, et on était fin prêts.  Le général s'assit sur le siège passager, regarda droit devant lui et me dit d'une voix très calme:
- Pour notre sauvegarde à tous les deux, vous ferez très exactement ce que je vous dirai quand je vous le dirai.  Je serai sur le siège arrière juste derrière vous et surveillerai les opérations par l'ouverture du toit.  On suivra la route F, que nous avons prise un nombre incalculable de fois pendant les colonnes Jock. « j’aurai un pied sur votre épaule droite et un pied sur votre épaule gauche.  Un coup sur votre épaule droite et vous ralentissez.  Un coup sur votre épaule gauche et vous vous arrêtez.  Si j'appuie plus fort sur l'une ou l'autre épaule, vous devrez accélérer. Puis il se tourna vers moi pour la première fois et me dit très posément:
- Vous avez compris?
incapable de parler tellement j'avais la gorge nouée, j’acquiesçai vigoureusement de la tête, manquant faire valser mon béret.
- Et au nom du ciel, mettez votre casque, ajouta-t-il en feignant la colère.
J'essayai de lui rendre son sourire, pris mon casque posé sur mes genoux et me l'enfonçai jusqu'aux oreilles.


Susan Travers devant son véhicule

Je passai la première de la Ford qui démarra en douceur tandis que les chenillettes porte fusils mitrailleurs devant moi avançaient lentement dans l'obscurité vers le champ de mines.  La tension était palpable, on n'entendait que le sourd ronflement des moteurs tandis que nous tentions d'échapper à l'encerclement au coeur de la nuit.  Le 2e bataillon était le premier à descendre la pente raide qui menait au champ de mines et à prendre place devant l'étroit corridor qui se découpait juste en face de lui.  La colonne s’arrêta tandis que nous attendions notre tour.  Le général ordonna pour des raisons de sécurité que tout le monde sorte des voitures tandis que lui et ses officiers les plus gradés s’asseyaient un peu plus loin.  Je m'accroupis près d'une des roues de la Ford, m'imaginant stupidement qu'elle me protégerait si nous étions attaqués.

Le silence était vital.  Le général et ses officiers nous avaient expliqué que si nous demeurions silencieux et gardions notre calme, nous avions une bonne chance de nous échapper pendant le sommeil des Allemands et des Italiens qui se préparaient à l'assaut final pour le lendemain.  Le silence me tapait sur les nerfs.  Mes yeux s'étaient habitués à l'obscurité mais j'avais peur de commettre un impair, de paniquer.  Dans l'état où j'étais, je risquais de n'être même pas capable de faire redémarrer la voiture si elle calait.

Je fus très reconnaissante au capitaine Simon, que je reconnus tout de suite grâce à son bandeau sur l'oeil, de venir me rejoindre.  Il surgit brusquement à mes côtés et s'assit sur le marchepied de la voiture, tout près de moi.  En Syrie, j'avais eu raison de le rassurer.  Il avait beaucoup d'allure. - Hello, que faites-vous ici? murmura-t-il, comme si nous avions choisi de venir nous promener dans un champ de mines.
Je me sens assez idiote, lui répondis-je d'une voix étranglée par la peur.
On bavarda aimablement pendant quelques minutes, parlant de ce que nous ferions quand nous serions sortis de là.  Il avait presque réussi à me faire oublier ce qui nous attendait.

Mais le général se chargea de me le rappeler. - Taisez-vous, là-bas! lança-t-il à mi-voix.  Durement réprimandés, on resta côte à côte, attendant l'ordre de repartir.
Il arriva une demi-heure plus tard.  De retour dans nos voitures sachant que la voie était libre, on remit les moteurs en route et on attendit.  Les chenillettes porte fusils-mitrailleurs étaient les premiers véhicules à descendre la pente.  On suivit aussi silencieusement que possible, en file indienne à cause de l'étroitesse du chemin, les autres derrière nous s'étirant en une ligne interminable.

Sans doute à cause du silence étrange qui avait dominé au cours des heures précédentes, quand une violente explosion retentit, on resta cloués sur place. Je sursautai si violemment que ma tête heurta le toit de la voiture. À quelques mètres de nous, la première chenillette s'était écartée de quelques mètres du chemin indiqué et avait sauté sur une mine.  La déflagration illumina le champ de mines, et on comprit aussitôt que nous aussi nous nous étions écartés de la route indiquée par les mineurs.  Bien évidemment, le bruit avait alerté l'ennemi posté sur la première ligne puissamment défendue que nous devions traverser.  Il se mit aussitôt en position et ouvrit le feu.  Pétrifiée devant le branle-bas que nous avions déclenché, je crus sincèrement que c'était la fin.

Suspectant que quelqu'un de Bir Hakeim essayait de s'échapper, les Allemands envoyèrent une douzaine de fusées éclairantes vertes et rouges et on se retrouva piégés sous un feu nourri dans le corridor parfaitement éclairé. Maintenant, des balles traçantes montaient au ciel, formant un arceau croisé devant nous. Avant qu’on puisse intervenir, une deuxième chenillette explosait dans une pluie d’étincelles et prenait feu, puis une troisième sauta tandis que les chauffeurs essayaient de se remettre dans le droit chemin.  Les légionnaires au début de la file se précipitèrent en direction des armes lourdes à quelques centaines de mètres devant eux, sacrifiant leurs vies pour nous, leurs camarades, tandis que nous essayions de reculer.  Mais plusieurs camions en rebroussant chemin et en tentant d'éviter les chenillettes détruites furent touchés en rejoignant le corridor.  Maintenant, ils brûlaient au beau milieu de la piste sûre, ce qui nous la rendait inaccessible et faisait de nous des cibles de choix.  Certains chauffeurs, perdant la tête, bondirent hors de leur véhicule et sautèrent sur nos propres mines antipersonnel.

Les obus pleuvaient et de violentes explosions déchiraient la nuit, nous arrosant de métal brûlant.  Les canons allemands étaient pointés sur nous et tous les véhicules s'arrêtèrent, complètement perdus.  On ordonna aux blessés qui pouvaient marcher de sortir et d'avancer à pied, afin d'alléger le poids des véhicules qui se lançaient sur le champ de mines.  Cela avait commencé comme un plan d'évacuation raisonnablement pensé et se transformait en une fuite désordonnée.
Le visage du général exprimait une colère et une détresse insoutenables.  La tête passée par l'ouverture du toit, le visage illuminé par les flammes phosphorescentes, il se pencha vers moi, les sourcils froncés :
- Qu'est-ce que vous attendez?  Tournez le volant à droite et contournez cette voiture! hurla-t-il, m'indiquant le chemin en utilisant ses pieds.
Il aboyait des ordres à ses hommes pour qu'ils poursuivent leur course désespérée, et tentait vainement de regagner le contrôle d'une situation chaotique qui lui échappait rapidement.

Le général toujours hurlant et m'enfonçant ses talons dans les épaules, j'essayai de voir si je pouvais négocier une façon sûre de contourner les véhicules. Alors que je scrutais les ténèbres devant moi, il y eut une violente explosion et je crus un instant que j'avais heurté une mine.  Mais j'avais tort.  Il s'agissait de la voiture juste devant moi, celle d’Amilak.
Horrifiés, on la vit tous les deux sauter en l'air comme un jouet. Le nom de Dimitri s'étrangla dans ma gorge, n'ayant plus de pare-brise je vis très bien la fumée s'éclaircir et un Amilak légèrement noirci trotter vers nous dans son manteau parfaitement reconnaissable, un revolver dans une main et une grenade dans l'autre.  Il se détachait très clairement sur son véhicule en flammes, ne semblait pas du tout affecté par l'explosion et continuait de crier des ordres à ses hommes.  Son chauffeur, qui s'appelait Van der Wachler, émergea à son tour, sain et sauf.
Impressionné par la témérité d'Amilak et désireux de se débarrasser des canons pointés sur nous, un de ses capitaines ordonna aux hommes de l'infanterie qui étaient à pied de tourner à gauche dans le champ de mines et de s'engager avec les Allemands dans un combat au corps à corps. À sa grande colère, les hommes n'obéirent pas immédiatement.  Certains d'entre eux s'abritaient encore derrière les camionnettes pour se protéger du tir de barrage.  Ils étaient complètement terrifiés.

Tandis que les balles continuaient de nous tomber dessus, le capitaine courut vers Amilak pour lui demander son aide. Sans une seule pensée pour sa sécurité, Dimitri évita habilement la course bleue d'un obus traçant, courut vers les troupes et dit aux hommes de prendre des baïonnettes.  Il leur donna l'ordre d'avancer en criant « Baïonnette au canon! À moi la Légion! En avant! ». Le bras levé et son manteau flottant derrière lui, il était extraordinairement impressionnant.  Après cela, il n'y eut plus d'hésitation.  Les hommes auraient suivi Amilak en enfer. Fouettés par l'esprit de corps, déterminés à restaurer l'honneur de la France libre, ils se regroupèrent du mieux qu'il purent, en rangs serrés, et ils chargèrent dans le rideau de feu.
Voyant ce qu'il avait fait, le général hurla le nom d'Amilak et lui fit signe de nous rejoindre.  Toujours debout sur le siège arrière au milieu des sacs de sable, le général ordonna à Dimitri de monter à côté de moi.  Nous étions une fois de plus la voiture de tête et j'étais responsable de leurs deux vies.  J'avalai ma salive en essayant de ne pas trop penser à ma responsabilité.
- Foncez droit devant et aussi vite que vous pourrez! hurla le général, son pied écrasant mon épaule gauche.  Vite!  Vite!
Je me tournai vers Amilak.  Je n’en croyais pas mes yeux.  Il avait survécu à l'explosion sans une seule égratignure.  Son visage s'épanouit en un large sourire et il tapota la mitrailleuse Thompson posée sur ses genoux.
- Allez-y ! lança-t-il.
C'est alors que je décidai que, quoi qu'il arrive, je sortirais ces deux cinglés de cet asile de fous. Le général me donna un énième coup de pied dans l'épaule gauche et cria:
- Si on avance, le reste suivra!
Tandis qu’Amilak s'accroupissait dans la voiture, attendant que je démarre, je passai la première, contournai du mieux que je pus son véhicule qui brûlait toujours dans l'obscurité, et essayai de ne pas penser à quel point mes pieds étaient vulnérables.  J'avais vu ce dont une mine était capable.  J'avais pansé le moignon ensanglanté du Dr Lotte et cette évocation m effrayait plus que tout.

Je parvins, sans sauter sur une mine ni renverser un seul des soldats qui couraient dans tous les sens devant moi, à me frayer un chemin le long des véhicules arrêtés. À la tête du convoi, des véhicules médicaux s'étaient avancés dans le champ de mines avant de stopper net. Évitant une voiture qui brûlait, je m'élançai à mon tour, sans avoir le temps de penser ou d'avoir peur, droit sur le feu traçant.  En réalité,  arrivée à ce stade, je ressentis une euphorie grandissante.  C'était une sensation insensée.  Dans la nuit, je filais aussi vite que possible vers un somptueux déploiement de feux d'artifices qui dansaient à ma rencontre pour m'apporter une mort quasi certaine.  Voilà ce que j'étais venue chercher ici - les sensations qu'éprouvaient les hommes quand ils se trouvaient au coeur de la bataille.

En réalité, ma conduite désastreuse avait tout autant de chances de nous tuer que les balles.  Incapable d’évaluer les irrégularités du terrain caillouteux, je fonçais dans tous les trous du désert.  Le sol était au mieux inégal, au pire creusé de cratères car les récents bombardements n'avaient pas arrangé les choses.  Sur ce sol lunaire, percé comme un gruyère, le général n'arrêtait de hurler:
- Attention!  Vous allez réduire cette voiture en miettes!  Tournez à gauche! À droite!
Mais comme je roulais tous phares éteints et que je distinguais rien dans cette nuit d'encre, je n'avais pas d'autre choix que d'avancer, coûte que coûte, au petit bonheur la chance.  Je ne pouvais plus m'arrêter ne craignais qu'une chose, que le moteur cale, car le général et Amilakvari seraient faits prisonniers et j’en porterais l'entière responsabilité.

Derrière nous, c'était un vrai carnage.  Les explosions illuminaient le ciel nocturne et les véhicules étaient projetés en l'air.  Les vagues de feux traçants se succédaient à travers le désert, montaient vers nous, les fusées à parachute tombaient du ciel, baignaient le champs de bataille d’une lumière surnaturelle. Tout autour de nous les hommes à pied se baissaient, plongeaient sous les arcs de lumières colorées et faisaient de leur mieux pour détruire - à la grenade - les canons ennemis.  Le convoi immobilisé, en nous voyant foncer, se lança derrière nous, ranimant les moteurs.  Je m'avançai vers le feu traçant devant nous comme si la voiture était la proue d'un grand navire fendant une mer de balles.
Mais ce n'était pas une traversée de tout repos.  Les roues dérapaient, on glissait d'un trou à l'autre tandis que j'atteignais la vitesse record de soixante-cinq kilomètres à l'heure.
- Évitez les cratères! continuait de hurler le général.  Comme si j'avais le choix.  Tellement de choses dépendaient de lui que je résistai à la tentation de lui répondre.  Il se tenait debout ou assis derrière moi, un revolver à la main, hurlant ses instructions et essayant de voir si les autres parvenaient eux aussi à s'en sortir.
Le vacarme à l'intérieur de la Ford était épouvantable.  Le moteur s'emballait, les pierres sous la voiture ricochaient sur la tôle avec un bruit d'enfer, les deux hommes hurlaient et des explosions et des tirs se répondaient en écho.
- Ralentissez! hurla Amilak.  Vous allez casser la voiture et nous perdre tous les trois!
Je ralentis à peine, trop effrayée par ce que je laissais derrière moi. À l'arrière, le général me disait de ne pas trop m'égarer vers la gauche car on pourrait heurter une mine, puis il me disait d'aller à gauche, sinon on risquait de se renverser à cause d'une énorme pierre.
J’obéissais aveuglément.
A un moment donné, le général se pencha vers Amilakvari et hurla pour dominer le vacarme:
- Arrêtez de tirer avec votre revolver, cela m'empêche de réfléchir et cela va nous faire repérer !
Amilak, accroupi sur le plancher, redressa la tête, son revolver à la main.
- Je ne tire pas!  C'est l'impact des balles sur la voiture!

Le général se laissa tomber sur son siège et j'appuyai sur l'accélérateur, ma tête casquée rentrée dans les épaules.
Ce fut un coup de chance incroyable que l'on réussisse à traverser le champ de mines et à percer les premières défenses de l'ennemi tout en entraînant à notre suite plusieurs véhicules intacts.  Mais nos problèmes ne faisaient que commencer: les remparts de protection étaient au nombre de trois, séparés de huit cents mètres l'un de l'autre, le deuxième un peu moins défendu que le premier et le troisième un peu moins que le second.  Il nous restait encore deux cercles à franchir.  Inutile de dire que les soldats ennemis du premier cercle avaient prévenu leurs camarades et la chasse ne s'était pas plus tôt calmée qu’elle reprenait déjà.
Là encore, la confusion régnait en maître.  De nouvelles balles traçantes nous tombèrent dessus. Des étincelles jaillissaient de la voiture criblée de balles de mitrailleuses.  Maintenant, Pierre et Dimitri hurlaient:
- À gauche!  Attention! À droite!  Plus vite!
Leurs instructions contradictoires ne m'étaient pas d'une grande utilité et je me contentai de foncer aussi vite que je pouvais.
Amilak, une boussole de poche à la main, me criait maintenant de nouvelles instructions.
- À gauche! À gauche, à gauche!
Je tournai le volant de toutes mes forces, le menton tellement rentré dans la poitrine que je voyais à peine au-dessus du tableau de bord.....


En 1955, dans la cour des Invalides, l'Adjudant-chef Travers
reçoit la médaille militaire des mains du Général  KOENIG.

C'était la dernière fois que je le voyais, écrit-elle.
Elle a, en 2003, 94 ans , elle vient de recevoir la Légion d'honneur des mains du général Hugo Geoffrey qu'elle avait connu aspirant dans les rangs de la 13ème DBLE. Elle vit aujourd'hui dans une maison de retraite au sud de Paris.
A ce jour, 143 militaires français sont morts pour la France en Afghanistan, en Somalie, au Mali ,au Levant et en Centrafrique
Retourner au contenu